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Hommage à Missak Manouchian et à ses camarades de l’Affiche rouge – Colloque du 18 février organisé au sénat.

Mesdames et Messieurs, je vous remercie pour cette invitation qui m’honore et qui, à travers moi, honore ma famille tout entière. Je le suis d’autant plus que nous sommes ici au Palais du Luxembourg et que ce lieu résonne en moi à plus d’un titre. Un lieu, ô combien historique, construit sous le règne de Marie de Médicis, reine de France et de Navarre et je suis moi aussi, tout comme la locution, de France et de Navarre. D’autre part parce que ce palais est situé au nord du jardin du Luxembourg, jardin qui m’est particulièrement familier puisque j’y ai passé toute une partie de mon enfance avec ma grand-mère Armène, sœur de Mélinée.

J’aimerais commencer cette prise de parole en reprenant les mots prononcés récemment par Maître Vincent Nioré citant une journaliste de Erevan : « Le pire peut arriver mais il faut vivre. » Car le pire peut toujours arriver et, bien malheureusement, il arrive. Il s’est produit par le passé et, force est de constater qu’il est pourvu d’une étonnante capacité de reproduction. Mais je souhaite aujourd’hui, qu’ensemble, nous célébrions le meilleur. Le meilleur en chacun de nous. Que nous rendions hommage à ceux qui ont su mobiliser une force incroyable, qui ont su plonger la main au fin fond de la boîte de Pandore, pour y puiser un espoir fou et s’y accrocher envers et contre tout pour résister.

Missak, Manouche, comme l’appelaient ma grand-mère Armène et Mélinée, répétait cette phrase : « La vie n’est pas dans le temps mais dans l’usage ! » et il est vrai que pour lui comme pour ses camarades, la vie n’a pas été dans le temps. En revanche nous pouvons saluer, chaque jour, le merveilleux usage qu’ils ont fait de leur vie.

Loin de se nourrir de haine pour passer à l’action, ils se sont nourris d’amour, d’un amour aussi humain qu’extraordinaire. Je veux parler d’amour, de cet amour qui sera le fil conducteur du documentaire que je m’apprête à réaliser, de cette force vive d’une puissance absolue. Il ne s’agit pas de parler d’amour de manière benoîte mais bien plutôt de donner un éclairage au courage de ceux qui, bien que très jeunes et idéalistes, ont pris le pouls d’une société malade et, face à la folie qui s’emparait du monde, ont su rester debout, fidèles à leurs valeurs quel qu’en soit le prix. Leur tribut est lourd, leur contribution à un monde meilleur, inestimable.

Nous sommes réunis aujourd’hui pour rendre hommage à Missak Manouchian et, à travers lui, à l’ensemble de ses camarades, ces étrangers, ces braves, ces courageux, qui se sont dressés contre l’ennemi par amour, par conviction, par foi. Foi en un idéal de vie, foi en l’homme, foi en un avenir de paix et d’union même si cet avenir allait s’écrire sans eux.

« Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant »

Nous rendons hommage à ces êtres tout à la fois modestes et héroïques. À ces jeunes âmes pleinement conscientes de l’importance de leur action, non pas pour eux même mais pour les générations à venir et pour l’humanité tout entière.

Cet hommage n’est pas une simple reconnaissance, c*est une promesse de fidélité et, avec elle, une promesse de devoirs.

Rendre hommage à Missak c’est rester lucide sur les événements qui se déroulent de tout temps et en tous lieux, c’est aussi et surtout rester vigilant sur la société que nous construisons aujourd’hui et qui parfois, souvent, nous laisse à penser que nous vivons au cœur d’une dystopie tout à la fois irréelle et cauchemardesque.

Rendre hommage à Missak c’est savoir, au plus profond de soi, que le chemin tout comme l’issue ne peuvent exister que si nous faisons front, ensemble, quels que soient les périls, les sacrifices et les renoncements. Aujourd’hui encore, il nous faut garder en mémoire ce que l’Histoire nous a enseigné, ce que ces Hommes nous ont légué. L’ignominie ne doit pas être en mesure de se reproduire indéfiniment sans quoi notre monde est condamné à la folie.

Lui rendre hommage, c’est maintenir ce qu’il est aujourd’hui et à jamais : un invincible.

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Il y a 79 ans, le 21 février 1944, Missak Manouchian, chef militaire de l’unité de la Résistance communiste des FTP-MOI de la région parisienne, était fusillé au Mont-Valérien avec ses frères d’armes. Le service de propagande nazie avait utilisé son portrait pour réaliser sa campagne « L’armée du crime » avec une affiche couleur de sang : l’Affiche Rouge.

S’appuyant sur les Brigades spéciales des renseignements généraux de la préfecture de police de Paris, les nazis viennent à bout du « groupe Manouchian » qui, depuis plusieurs années, met à mal les troupes d’occupation grâce à une guérilla urbaine particulièrement efficace.

Le 15 février 1944, lors d’une parodie de procès organisée à l’hôtel Continental de la rue Scribe, face à la presse collaborationniste Missak se serait exclamé :

« Vous avez hérité de la nationalité française, nous, nous l’avons méritée. »

Il est fusillé quelques jours plus tard. Il a 37 ans.

Missak est né en 1906 dans une famille de paysans arméniens à Adyaman. Adyaman, ce petit village au Sud de la Turquie dont le nom nous est récemment et, bien malheureusement, devenu familier. Un tremblement, un séisme, un chaos qui, en émergeant, contractent et le cœur et le temps.

Missak a huit ans lorsque son père trouve la mort au cours du génocide perpétré par le gouvernement Jeunes-turcs. Sa mère, quant à elle, décède peu de temps après, de famine et de maladie.

Agé de neuf ans, c’est un enfant qui assiste impuissant aux atrocités des Hommes. Renfermé, taciturne, il ressent le besoin d’exprimer ses sentiments en écrivant de la poésie :

« Un charmant petit enfant /A songé toute une nuit durant/ Qu’il fera à l’aube pourpre et douce / Des bouquets de roses ».

Après avoir été recueilli au sein d’une famille kurde il est pris en charge par une institution chrétienne, tout comme de nombreux orphelins et, en 1924, il foule le sol français. Passionné de littérature, féru d’histoire et de musique, il est amoureux de la France et de sa devise : « liberté, égalité, fraternité ». Il fait siennes les valeurs de son pays d’adoption et, ce faisant, il sera prêt à tout pour les protéger et garantir leur pérennité.

Au cours de nos existences, nous sommes amenés à découvrir, à rencontrer nombre de personnalités, à croiser différents destins, différents parcours. Parfois, rarement il est vrai, certaines d’entre elles ont une véritable emprise sur nous, nous fascinent, nous bouleversent. Missak Manouchian, mon grand-oncle, était l’une d’entre elles. Au travers des récits de Mélinée et de ceux de ma grand-mère Armène, que j’écoutais religieusement, j’ai grandi avec Missak. Avec celui qui a su tisser des liens tels qu’ils n’ont eu aucun mal à se frayer un chemin jusqu’à nous, si solides que nous pouvons nous y accrocher jusqu’à ce que nos doigts soient arrachés. Avant son exécution, Missak a écrit deux lettres, l’une adressée à Mélinée qui sera la source d’inspiration de Louis Aragon et l’autre, adressée à ma grand-mère Armène que j’aimerais partager avec vous.

 

Pour ma part, au-delà de la figure emblématique, je l’admirais tout comme j’admire ces êtres qui appartiennent à la « mythologie de mon enfance ». Sa foi, sa droiture et sa liberté m’ont marquée de leur empreinte.

MM, Missak et Mélinée, mes deux injonctions d’amour, m’ont accompagnée comme deux invisibles mais valeureux précepteurs.

Pensez, deux orphelins, qui plus est, apatrides, rescapés du génocide arménien qui, à peine arrivés en France font face à la montée des extrémismes les plus vils et sont confrontés à un nouveau génocide, au cœur même de ce pays d’accueil, qui leur a ouvert ses bras et pour lequel ils ont une reconnaissance infinie.

Il était évident que ces deux-là ne laisseraient pas les ténèbres s’emparer de cette patrie, qu’ils chérissaient tant, sans intervenir.

Missak incarne le combat de tous ces étrangers « aux noms difficiles à prononcer ».

Son action est d’autant plus remarquable que s’est toujours « joué » en lui une lutte intérieure féroce. Oter la vie d’un autre être humain, fusse-t-il son pire ennemi n’était pas un acte qu’il prenait à la légère. Missak était complet et complexe tout à la fois athlète et intellectuel, combattant et poète, militant et libre de bouger les lignes.

Lorsqu’il écrit une heure avant son exécution : « Je n’ai aucune haine contre le peuple allemand » il sait que la mort l’attend à deux doigts de la victoire et du but. Il sait la complicité de l’Allemagne dans les drames advenus dans l’histoire de son peuple. Cette phrase est d’autant plus forte eu égard au contexte et à la vie qu’il a traversée.

C’était, c’est un être d’exception et, comme le disait Mélinée :

« Manouche ne pouvait aimer que d’une façon exceptionnelle, tous ses sentiments, toutes ses passions avaient un caractère d’exception. Il savait à la fois être démesuré et réfléchi. C’est ce qui apparaît lorsqu’on tente de le saisir dès son commencement. »

« Sa vie était un combat perpétuel, « un combat pour sa propre dignité c’est-à-dire pour la dignité de tous les Hommes. »

Une lourde charge pour celui dont les yeux d’un noir profond étaient comme la nuit qui porte en elle le soleil à venir.

Il nous a offert « la liberté et la paix de demain » et le poème « Strophes pour se souvenir » témoigne de son engagement et de ses valeurs.

Les valeurs d’un homme libre, d’un franc, français avant l’heure.

Missak et Mélinée forment un couple légendaire et, même si leur trajectoire a été tragique, leur histoire n’a jamais été lourde à porter, c’est leur histoire qui m’a toujours portée. Je n’ai jamais eu le sentiment de grandir à l’ombre de ces personnalités extraordinaires. Bien au contraire, c’est, baignée de leur lumière que je me suis élancée dans la vie avec une force et une énergie que je leur dois tout entière.

Leur exemple a toujours été particulièrement précieux, pour moi, pour leur famille.

J’aimerais aujourd’hui partager leur précieux héritage : le respect, le goût d’apprendre, le courage de suivre sa vérité propre et l’amour. L’amour de la vie, l’amour des mots, l’amour d’une terre et de ses valeurs…

Si Missak et Mélinée n’ont pas eu d’enfants ils ont, j’en suis persuadée, bien plus d’héritiers que nombre de parents. Ils portent en eux ce feu sacré, cette flamme éternelle, celle de la Resistance et celle, perchée au sommet de la colline des hirondelles à Erevan juste en face du Mont Ararat.

S’il est vrai que les circonstances façonnent l’Homme, Missak et ses camarades ont su apporter leur contribution la plus totale au progrès de l’humanité.

Et je terminerai par ces quelques vers de Missak :

« Mon âme veut être une abeille dans l’immensité de la nature, sucer le nectar des fleurs et le donner éternellement à l’humanité. »

 

Merci.

K.G.